XII
 
Contre le terrorisme :
le renseignement
et la coordination des services

Le 31 octobre 2001 vers 8 heures du matin, le téléphone sonna à mon appartement.

— Monsieur Massoni ?

— Oui.

— Le secrétaire général de la présidence de la République désire vous parler.

— Passez-le moi.

Dominique de Villepin, un homme rapide dans l’action, qui ne se complaît jamais dans le rêve, prit le combiné et attaqua directement la conversation :

— Monsieur le préfet, je ne vous dérange pas ? Que faites-vous actuellement ?

Je lui répondis :

— Je suis à mon appartement.

— Non, non, que faites-vous, concrètement ?

J’avais compris qu’il voulait savoir si j’étais disponible ou non, mais je poursuivis sur le même ton :

— Je suis à mon appartement, si vous voulez des précisions, je suis en train de prendre mon petit déjeuner et je me propose d’aller tout à l’heure au Conseil d’État.

— Au Conseil d’État ?

— J’y étais hier mardi, jour où nous avions réunion de la section de l’Intérieur…

— Écoutez, j’ai une question à vous poser de la part de Jacques Chirac, président de la République. Êtes-vous prêt à revenir à son cabinet pour traiter les problèmes que nous avons actuellement à l’esprit vous, moi et tous les Français : les attentats aux États-Unis, les milliers de morts. Vous viendriez pour y être le conseiller du Président sur tout ce qui relève du terrorisme, un sujet que vous connaissez bien. Vous avez une heure pour me répondre.

Je lui dis aussitôt :

— Monsieur le secrétaire général, il n’est pas nécessaire d’attendre une heure. Ma réponse est instantanée, positive et enthousiaste.

— Je vous en remercie.

— J’ajouterai, lui dis-je encore, que je vous serais reconnaissant d’exprimer au président de la République mes sentiments de profonde gratitude pour la confiance qu’il met en moi et mes sentiments de joie de le retrouver après avoir connu le travail à son cabinet en 1976.

— Venez me voir au plus vite, nous parlerons de ce que nous venons d’évoquer. En attendant, j’annonce votre accord au Président.

Un peu plus tard dans la matinée, j’accédai au bureau du secrétaire général de la présidence de la République par un itinéraire un peu compliqué. Dominique de Villepin me décrivit alors avec un peu plus de précisions ce que Jacques Chirac attendait de moi : des contacts efficaces et de confiance avec les représentants en France de tous les services étrangers chargés de la lutte contre le terrorisme. Ceci impliquait la réactivation de contacts personnels que j’avais eus lorsque j’avais été directeur central des Renseignements généraux notamment, mais également avant et après cette date avec les responsables à Paris des services de sécurité amis. Je lui répondis que ceci me convenait tout à fait, que j’avais conservé quelques contacts d’ordre privé avec certains responsables implantés dans les ambassades étrangères et que ces directives seraient mises en œuvre très rapidement.

— Merci, vous pouvez vous retirer, ajouta Villepin. Considérez que vous travaillez à partir de maintenant. Vous êtes, dès l’instant où nous nous quittons, au cabinet du Président. Vous avez un téléphone portable ?

— Oui.

— Si nécessaire, je vous contacterai, de jour comme de nuit…

Et il ajouta :

— Le Président vous appellera lui-même dans la journée.

Sur le moment, je doutais que cette promesse, empreinte d’une extrême cordialité, puisse se réaliser avec la célérité annoncée. Je quittai donc l’Élysée, non sans avoir reçu les plus sévères consignes de discrétion sur la décision qui avait été prise. La divulgation de mon affectation au cabinet du président de la République ne devait être faite qu’après le Conseil des ministres.

Avec l’accord de Dominique de Villepin, je partis à la campagne avec ma femme et deux de mes petites-filles. Je voulais marcher en forêt, changer un peu de l’atmosphère de Paris, si lourde après les événements du 11 septembre. Nous étions tous stressés dans la capitale, on ne pensait qu’à cet événement, chacun se demandait à quel moment le terrorisme allait exploser chez nous… Un appareil pouvait-il s’écraser sur la tour Eiffel ou la tour Montparnasse ?

Les avions percutant les Twin Towers de Manhattan me rappelaient une décision prise par Charles Pasqua le 24 décembre 1994 : celle d’interdire le redécollage de l’Airbus d’Air France reliant la capitale algérienne à Paris. On s’en souvient, quatre terroristes du Groupe islamiste armé algérien avaient pris l’avion et ses passagers en otage, puis avaient atterri à Marseille pour se ravitailler en carburant. C’est alors que le ministre de l’Intérieur avait refusé que l’avion redécolle : il avait l’intuition que les islamistes fomentaient le projet d’écraser l’appareil sur la tour Eiffel. Pasqua avait raison, et ce plan diabolique a été confirmé par la suite par des informations précises venant d’une source confidentielle.

Il n’empêche que le 11 septembre m’apparut comme un événement sans équivalent, une rupture totale avec le modus operandi classique des organisations terroristes. Après ces attentats, notre réflexion et notre défense devaient s’adapter à cette nouvelle réalité. Jacques Chirac souhaitait donc, indépendamment de toutes les contributions qu’il recevait des divers services officiels, que puisse être constitué un groupe de réflexion sur le terrorisme : avec ce nouveau phénomène nous n’affrontions plus un ennemi identifié et localisé auquel on aurait pu opposer l’appareil classique de la défense, nous nous trouvions face à une nébuleuse aux actions imprévisibles. Cette incertitude mettait en évidence la nécessité non seulement de mieux coordonner aux plans national et international nos dispositifs de renseignement, de défense et de sécurité, mais encore de renforcer la cohésion nationale pour imaginer un concept global de sécurité provoquant dans la nation un état de vigilance, seul rempart cohérent et solide à opposer au fléau du terrorisme.

 

Nous étions en forêt, mes petites-filles ramassaient des châtaignes, lorsque mon téléphone portable sonna. Une voix semblable à celle du matin m’annonça :

— Monsieur le préfet, monsieur le président de la République vous parle depuis Brégançon.

Un temps, puis je reconnus la voix chaleureuse de Jacques Chirac :

— Philippe, je vous remercie d’avoir accepté de revenir à mon cabinet. J’ai confiance en vous. Vous avez vu ce qui s’est passé aux États-Unis. Il importe que nous prenions toutes les dispositions nécessaires pour savoir qui a commis ces actes criminels, au-delà de ceux qui les revendiquent actuellement. Il faut que, pour la France, nous décidions de mesures de précaution, d’enquête, de répression qui soient de nature à dissuader toute initiative terroriste dans notre pays. Du travail a été fait, mais il faut l’approfondir. Je vous verrai dès mon retour à Paris et vous donnerai des instructions plus précises.

La marque renouvelée de la confiance que m’accordait le président de la République me touchait infiniment. Depuis vingt-cinq ans, alors que j’avais travaillé avec cet homme lorsqu’il était Premier ministre, j’avais pour lui une fidélité et une admiration réelles. Une nouvelle mission passionnante venait de m’être confiée, je retrouvais l’ambiance motivante et exceptionnelle connue naguère.

Le président de la République me reçut très vite et compléta ses instructions. Je recevais mission de réunir, dans un temps très court, un groupe de réflexion formé de personnalités qui par leurs connaissances du phénomène terroriste sous tous ses aspects étaient en mesure de nous apporter d’utiles observations et suggestions. Bref, il fallait réfléchir aux mesures à prendre pour prévenir des actes semblables à ceux qui s’étaient déroulés aux États-Unis et pour contenir autant qu’il était possible le terrorisme, tant en France qu’à l’étranger.

Le Président m’avait précisé :

— Vous avez carte blanche pour approcher et ensuite me proposer les futurs membres de ce groupe de travail.

J’y adjoignis des officiers généraux en activité ou à la retraite, des universitaires, des présidents d’observatoires internationaux sur le terrorisme, des philosophes, des inspecteurs généraux des affaires sociales, mais aussi des patrons de grandes entreprises nationales françaises du secteur privé, auxquels on ne fait pas suffisamment appel. C’est une erreur, me semble-t-il, car leur réseau commercial couvre souvent l’ensemble de la planète et peut nous apporter diverses observations fort utiles. Je choisis tous les membres en considération de leurs compétences et du caractère novateur, voire imaginatif, de leur approche des phénomènes terroristes.

J’ai soumis ma liste – une douzaine de noms – à Dominique de Villepin, qui l’a communiquée au Président, et enfin nous en avons parlé tous les trois. Le Président m’a donné son accord immédiat. Ainsi était constitué un groupe de travail informel qui devait se tenir aussi fréquemment qu’il était nécessaire et dont je ferais le compte rendu au secrétaire général, au Président et à tout autre membre du cabinet qu’il me paraîtrait opportun d’informer. Ce groupe, libre de sa réflexion sur le terrorisme, ne relevait d’aucun texte, il n’était pas destiné à une proclamation sur la voie publique, il n’y a pas eu de décret pour consacrer sa création… On ne peut pas interdire d’entretenir des rapports personnels avec des experts !

Je réunis les membres de ce groupe informel pour leur dire :

— Vous avez vu ce qui s’est passé à New York le 11 septembre… Vous avez sûrement des choses à nous dire à ce sujet. On va voir comment on va travailler. Je vais charger chacun d’entre vous de faire un balayage rapide de ce qu’il peut nous apporter, le secrétaire de séance en prendra note.

Notre groupe de travail a consacré du temps à mener une réflexion sur les événements du 11 septembre, sur ce qu’il conviendrait de prévoir pour éviter le renouvellement de tels événements, sur les moyens d’agir pour stopper les kamikazes en amont, les arrêter et les traduire en justice. Nos réunions avaient lieu à l’Élysée, dans une salle située au rez-de-chaussée. À l’heure dite, tôt dans la matinée ou tard dans la soirée, les membres du groupe se réunissaient, et prenaient la parole ceux à qui l’on avait passé commande d’un rapport ou qui devaient « plancher » sur un sujet particulier.

Ces réunions n’étaient pas le conseil de sécurité intérieure, créé plus tard, elles étaient faites de manière à expliquer tous les éléments qui nous venaient de l’étranger, et notamment depuis les États-Unis, sur ce qui s’était passé le 11 septembre 2001. Des séances qui faisaient la clarté, le bilan, qui essayaient de comprendre les événements. Comment les terroristes s’étaient-ils formés ? Quels étaient les circuits d’argent ? Comment les ordres avaient-ils été transmis ? Quels étaient les moyens de transmission ? Pourquoi le système américain n’avait-il pas permis de détecter la préparation des attentats ? Tout ceci était évoqué au hasard des thèmes que les personnalités présentes validaient ou combattaient, et je soumettais nos avis au président de la République. À un journaliste qui demandait ce que Massoni venait faire dans ce groupe, le général chef de l’état-major particulier du Président répondit avec beaucoup de sagesse :

— C’est un simplificateur qui vient faire comprendre les problèmes face auxquels on se trouve.

 

Quand je regarde dans le rétroviseur pour me souvenir des travaux accomplis et synthétiser le rapport remis au chef de l’État, je m’aperçois que ces travaux peuvent être divisés en trois parties : d’abord, le terrorisme d’aujourd’hui ; ensuite, les menaces à venir ; enfin, les vulnérabilités et les propositions.

À travers ces trois différents thèmes se dessinent quelques-unes des suggestions faites au président de la République. Mais comment définir celles qui ont effectivement été retenues ? Nous avons remis un travail collectif dont Jacques Chirac a tiré le parti qu’il entendait. Il ne nous a pas fait part de manière stricte de ce qu’il a retenu et de ce qu’il a rejeté. Il a, en quelque sorte, recyclé nos suggestions dans d’autres cercles comme le conseil national de défense, puis plus tard le conseil de sécurité intérieure ou sans doute encore dans les entretiens directs qu’il avait avec les ministres ou le secrétaire général de la Défense nationale.

Le terrorisme s’articulait autour de plusieurs idées, familières à ceux qui se sont attachés à son étude. La parenthèse historique ouverte le 9 novembre 1989 par la chute du mur de Berlin a été refermée le 11 septembre 2001. Les pays développés et leur population, qui étaient pour l’essentiel en paix, ont voulu voir dans la réunification allemande et la disparition du communisme la fin de l’Histoire. Le chaos mondial qui s’agitait ailleurs ne les concernait plus. Pourtant, dans cette période qui va de 1989 à 2001, le terrorisme a cessé d’être marginal pour constituer une préoccupation centrale en matière de sécurité pour nos gouvernements. Il est même devenu tout simplement « la » guerre et, à ce titre, concerne aussi bien le ministère de la Défense que celui de l’Intérieur.

Les attaques contre les symboles militaires et financiers de l’hyperpuissance américaine ont agi comme un révélateur : les déchirements du monde faisaient soudain irruption en Occident ! La guerre terroriste, sur fond de criminalisation des sociétés, est alors apparue globale et planétaire. Par ailleurs, sur un plan plus policier, les connexions entre les réseaux de la criminalité et les guerres du terrorisme contemporain ont été mises en évidence.

Le terrorisme du 11 septembre, nouveau dans ses finalités et ses modalités, représente une forme de violence extrême et suicidaire. Il vise moins à sensibiliser l’opinion à une cause précise qu’à provoquer l’apparition de groupes actifs convertis à cette violence extrême. C’est un terrorisme d’attrition, qui ne croit pas réellement à une cause, qui n’a pas d’objectifs politiques déterminés et dont le but est seulement de tuer. C’est ni plus ni moins un appel au massacre ! Les terroristes veulent démontrer aux masses des pays ennemis que leurs gouvernements sont incapables de les protéger efficacement.

On peut également dire que ce terrorisme représente une manière de faire savoir : grâce aux médias, le drame apparaît comme une sorte de spectacle, alimenté pas des informations en continu. Il existe, en effet, entre le terrorisme et les médias une caisse de résonance : les médias rapportant les actions spectaculaires, les disséquant, les colportant et leur offrant une dimension mondiale.

Les entités dangereuses restent le terrorisme d’État, comme l’a fait vivre en son temps la Lybie du colonel Kadhafi : une menace pour toutes les nations. Demeure aussi un terrorisme groupusculaire, devenu l’une des composantes majeures de la forme de guerre contemporaine. Ce terrorisme hybride révèle une logique nouvelle dont la déterritorialisation apparaît comme une caractéristique principale : il échappe à tout territoire attribué avec une implantation dans des zones inaccessibles, une absence de sponsorisation étatique, une hybridation politico-criminelle, un recrutement dans les classes moyennes ou aisées et une approche pragmatique. Ces diverses entités disposent d’éléments essentiels : l’argent et les technologies.

Le terrorisme NBC – nucléaire, biologique et chimique – ne dispose, a-t-on constaté, que de moyens rudimentaires en quantité comme en qualité. En cas d’utilisation, l’effet psychologique d’une telle attaque serait sans commune mesure avec un événement sans aucun doute de faible ampleur, mais cette hypothèse pose la question de la gestion des crises. Pour cette raison, la menace biologique d’origine terroriste reste présente.

D’une manière synthétique, on peut dire que le terrorisme moderne est parvenu à un exceptionnel rapport coût-efficacité. En devenant groupusculaire et volatil, il s’est fondu dans le paysage et s’est rendu largement indétectable. En utilisant les moyens courant de la modernité pour perpétrer ses méfaits, il a révélé les vulnérabilités de nos sociétés. Il s’agit donc d’un adversaire redoutable, au moins aussi inquiétant que le furent les totalitarismes en leur temps.

Plusieurs groupes et de nombreux spécialistes éminents ont fourni des contributions autour des thèmes suivants, sans que l’on puisse pour autant impliquer qu’il y ait une filiation entre ce que nous écrivons ou décrivons et ce qui a été dit au président de la République et retenu par lui, parce qu’il était alimenté par diverses sources, tout le monde travaillait.

L’inventaire des menaces a été réalisé avec une grande acuité, mais on ne peut les citer précisément : ce serait offrir à l’adversaire des informations sur notre connaissance du phénomène. De l’ensemble des travaux conduits à la demande du président de la République se dégagent pourtant un certain nombre d’orientations retenues, dont Jacques Chirac a souhaité qu’elles soient approfondies.

Il a été défini d’abord qu’il fallait demeurer attentif à la mise en œuvre permanente d’un concept global de défense et de sécurité. Cette orientation conduit à prendre le problème différemment, en commençant par admettre, dans leur polymorphisme et leur globalité, toutes les menaces que l’on peut répertorier. Cette approche aboutira au premier Livre blanc, puis, après la fin du second mandat de Jacques Chirac, au deuxième Livre blanc. Le premier prit en compte toute la sécurité intérieure, le deuxième aborda de manière plus globale la sécurité intérieure et la sécurité militaire extérieure.

 

Quelles furent nos conclusions ? Pour désamorcer le terrorisme, c’est en amont, au cœur de la menace, qu’il faut situer les éléments fondamentaux de notre stratégie de sécurité : la protection et la prévention.

La prévention consiste à connaître et à inventorier la menace. Elle ne peut évidemment se limiter aux seuls services de renseignement, encore que ceux-ci doivent voir leurs moyens humains, techniques et financiers maintenus, leurs actions coordonnées à un haut niveau de l’État en coopération avec les services étrangers et leur volonté permanente. Ce point est capital : échanges et confiance doivent régner entre les différents services défenseurs des régimes démocratiques. C’est le cas. La prévention, c’est encore désamorcer les facteurs d’inégalité, d’injustice et d’exclusion, qui peuvent être générateurs de troubles difficiles à évaluer.

Dans la lutte contre le terrorisme, et en général dans la recherche de la sécurité, on ne peut traiter exclusivement d’aspects techniques. Le fondement de la sécurité est aussi de nature psychologique, la sécurité puise ses racines dans un état d’esprit général de confiance. Or c’est bien cette confiance que le terrorisme vient ébranler. Il faut donc informer les citoyens pour défendre la patrie agressée : il faut pouvoir compter sur la vigilance et la participation de tous en ce qui concerne notre sécurité commune. C’est là une conception républicaine qui exclut, bien évidemment, toute idée de constitution de milice ou de pratiques de « police privée ».

Nos concitoyens doivent donc bénéficier d’une information suffisante pour percevoir la réalité de la situation. Les responsables politiques, économiques et sociaux doivent aussi pouvoir bénéficier d’informations, celles-ci pouvant leur être transmises dans des cercles ou des lieux dédiés, des instituts où l’on démontrerait le caractère global de la défense.

D’une façon générale, la réflexion qui a été conduite pourrait être résumée par un certain nombre d’idées et de propositions. Face au terrorisme, la sécurité absolue, c’est-à-dire le risque zéro, n’existe pas, il doit cependant sans cesse être recherché avec une volonté déterminée d’identification et d’éradication. À partir du moment où l’État ne semblerait plus en mesure d’assurer une protection efficace des masses et des individus, on pourrait craindre de constater que certains individus ou ces masses sont tentés de tester la réalité de la puissance publique à tout propos, en tous endroits, en tous domaines en se substituant à elle, par des formations de milices, par exemple. Seule la réaffirmation de l’autorité de l’État, dans tous les secteurs de sa compétence légitime, peut cantonner les effets du terrorisme et écarter le spectre d’une évolution vers la violence sur une partie du territoire national.

Les mesures de sécurité doivent s’accompagner d’une réorganisation ou, à tout le moins, d’un renforcement des services spécialisés. Plus que jamais, il semble indispensable de ne pas sectoriser les réponses politiques, mais au contraire d’adopter une conception globale de la défense et de la sécurité dans laquelle s’inscriraient et se compléteraient des réponses nécessairement diverses à des questions évidemment multiples. En reprenant l’examen du concept de défense et de sécurité en vigueur, on peut noter qu’il est articulé autour de quatre fonctions majeures : outre la prévention et la protection, la dissuasion et l’intervention. Ces quatre fonctions doivent être considérées comme un véritable continuum, aucune ne pouvant être abandonnée ou atténuée, sauf à prendre des risques inacceptables.

La dissuasion s’exerce à l’égard des États essentiellement, elle a été considérée comme la clé de voûte du système de défense, une garantie d’indépendance nationale, la force de dissuasion nucléaire restant primordiale face à des pays qui pourraient vouloir faire un usage terroriste de l’arme nucléaire. La fonction d’intervention est également un moyen important et doit se traduire par une capacité de projection des forces armées, ajustées au besoin dans le cadre de nos engagements internationaux.

Si l’on étudie les méthodes terroristes, on s’aperçoit que ces organisations criminelles opèrent en réseaux de dix à vingt hommes qui se connaissent, proviennent du même quartier, de la même tribu, du même lieu de culte. Ils forment ainsi un élément soudé, flexible, qui se déplace aisément à travers les frontières et se disperse aussi vite.

On mesure bien que le niveau de sophistication des sociétés modernes nous prive de la possibilité de tout contrôler, de tout prévenir, de se prémunir contre toute attaque : il reste une part d’impondérable à laquelle on ne peut pas échapper, hélas ! Car notre société présente toujours des failles de vulnérabilité : les accès maritimes, terrestres et aériens sont évidemment très exposés en raison de la dimension de l’Europe et de la rigueur plus ou moins marquée des contrôles aux frontières de l’Europe, notamment en Grèce où les surveillances concernant la pénétration en Europe sont relativement faibles, ce qui explique qu’elle représente un lieu de transition tout trouvé pour s’introduire en Europe et s’y faire ensuite accepter par des jeux de visas et de cartes de séjour. Qu’il s’agisse de vulnérabilité ou de menaces, nous ne sommes pas en mesure d’en établir et d’en publier la liste exhaustive, sauf à consentir des impasses qui seraient aussitôt exploitées par les opposants : les terroristes pourraient se glisser dans ces fissures pour y perpétrer leurs actions.

La recherche d’un système de défense absolu paraît largement dérisoire. Il faut donc aborder le problème différemment et définir un contexte global de défense et de sécurité. Si le terrorisme est la manifestation extrême et excessive du dérèglement de notre monde, il faut en avoir une vision d’ensemble et prendre en compte, dans la même logique, tout ce qui le précède et l’accompagne : la délinquance et la criminalité. Il existe une chaîne qui peut conduire le petit délinquant de banlieue au kamikaze d’al-Qaïda, la nature du problème est la même.

 

Le public et la presse ont appris assez rapidement la réunion à l’Élysée d’un certain nombre de professionnels d’origines très diverses. Que font-ils ? se sont-ils demandé. Face au mystère, la question récurrente des médias et du public ne tardait pas : existe-t-il un cabinet noir ? Je ne savais pas ce qu’était un cabinet noir, j’avais lu beaucoup de choses dans la presse sur la période de Mitterrand dont on disait abondamment qu’il s’était doté d’un cabinet noir, terme effrayant : le noir, l’obscurité… Où met-on les pieds ? J’ai cherché et j’ai trouvé qu’un cabinet noir avait existé sous la monarchie et consistait à installer ici ou là des centres où étaient ouvertes des lettres transportées par les diligences à cheval, technique inapplicable de nos jours. Nous travaillions sous le regard de l’ensemble du cabinet et je n’ai vu personne qui me permette de penser que j’avais identifié, enfin, un des membres du cabinet noir ! Dans le personnel de l’Élysée, qui connaissait le palais mieux que personne, c’était une immense rigolade ! Cette affaire s’est éteinte dans le ridicule, car rien ne permettait de la conforter.

Le secret des délibérations nous interdisait, il est vrai, de manière absolue de donner l’ordre du jour de nos réunions, de faire part de nos échanges et de fournir la synthèse établie. Les questions existaient, les réponses ne sont pas venues… Je n’avais pas la possibilité morale et juridique de faire un communiqué. Je peux dire, tout de même, que les travaux de synthèse accomplis par ce groupe ont été jugés très intéressants par le président de la République qui y répondait par des notes semblables à celle-ci : « Nous nous en servirons. »

 

Avant d’établir un catalogue d’actions propres à révéler les fonctions de sécurité, il faudrait sans doute procéder à des aménagements de frontières entre les diverses institutions en charge des questions de défense et de sécurité. On doit, en outre, s’intéresser au vivier que représentent les entreprises privées de sécurité, qui regroupent en France près de 250 000 personnes dans l’objectif d’établir entre celles-ci et les forces de sécurité régaliennes des relations fondées notamment sur la formation.

Il faut qu’il y ait une association des citoyens. On peut imaginer des formes de « service » afin de concrétiser cette nécessité absolue d’associer les citoyens – au moins les citoyens volontaires – à la prise de conscience des risques considérables que tous les comportements déviants, les incivilités, la délinquance, la criminalité, font courir à la démocratie.

La modernisation des instituts d’étude sur les questions de défense a été réalisée plus tard par Nicolas Sarkozy. Plutôt que de les multiplier, ils ont été regroupés dans l’enceinte de l’École militaire, offrant ainsi la capacité de mettre en commun les constatations faites.

 

Après sa réélection, au mois de mai 2002, Jacques Chirac développa une idée longtemps caressée : la mise en place – au-delà de notre cellule de réflexion – d’une structure légère, proche de lui, capable de réfléchir et d’agir globalement sur le phénomène terroriste. La mise en commun des différentes informations recueillies, la définition de celles qu’il convenait de rechercher dans une quête démocratique, tout ceci allait dans le sens qu’imposaient les attentats du 11 septembre et d’une façon générale tous les attentats, quelle qu’en soit l’origine. Le Président souhaitait que l’édifice qu’il avait contribué à réaliser, c’est-à-dire la construction du renseignement intérieur en liaison avec le renseignement extérieur, puisse se prolonger de manière à être en mesure de connaître les événements avant qu’ils ne surviennent et d’agir avant qu’il ne soit trop tard.

La création du CSI, le conseil de sécurité intérieure, placé sous sa présidence personnelle, était en elle-même une décision forte et marquait la priorité donnée à la prévention contre tous les terrorismes. Le président de la République attachait un intérêt primordial à la création de cette structure légère, proche de lui, qui répondait à deux de ses souhaits : d’abord, faire du CSI un conseil « opérationnel » ; ensuite, éviter les doublons avec d’autres structures de renseignement, ce qui serait évidemment source de complications. Chirac avait réfléchi au secrétariat du CSI lui-même : il ne devait pas être une bureaucratie, il devait éviter de devenir une structure administrative sans réelle prise sur la réalité. Au contraire, ce devait être un échelon de conception mais aussi du suivi et de la coordination du renseignement. En termes de communication, le message était clair : réponse était donnée aux attentes des citoyens par la création d’une structure fonctionnant de façon dynamique et nouvelle.

Le vendredi 10 mai 2002, Jacques Chirac me reçut et me fit part de son intention de me nommer secrétaire général du conseil de sécurité intérieure, ce que j’acceptai immédiatement comme un honneur exceptionnel. Le Président fit entrer alors dans son bureau son directeur de cabinet, le préfet Bertrand Landrieu, à qui il demanda de s’attacher dans les délais les plus courts à l’installation de locaux proches de l’Élysée destinés à accueillir le CSI. Il requit que soit associé à cette recherche le sous-préfet chargé du service intérieur. À 19 heures, ce sous-préfet m’annonçait d’une voix joyeuse qu’il venait de découvrir des bureaux qui répondaient en tout point aux instructions du Président.

— Comment avez-vous fait ? lui demandai-je.

— J’ai parcouru la rue de l’Élysée et, en levant les yeux, j’ai vu qu’au 22 de cette rue un vaste local était offert à la location. J’ai pris une option. Vous visitez à 9 heures demain matin !

Il s’agissait de deux appartements réunis, comprenant huit pièces et représentant un total de 300 carrés. Ils convenaient effectivement à l’objectif fixé par le président de la République, lequel donna des instructions personnelles pour que les travaux indispensables soient effectués dans un délai très rapide. Bien entendu, le CSI n’occupa qu’une partie des bureaux. Des règles de sécurité strictes ayant été étudiées et mises en œuvre, l’audit de sécurité ayant été réalisé par le GIGN, on put accueillir d’autres membres du cabinet.

Dans le souvenir de la manière dont j’avais travaillé avec Daniel Doustin à la commission interministérielle de renseignement de 1976 à 1980, je trouvai un certain nombre d’éléments qui me permirent de proposer au président de la République une structuration légère du CSI.

Pour parvenir à la réalisation des orientations destinées à mieux lutter contre le terrorisme, l’élément essentiel demeurait la coordination du renseignement. Au VIe siècle avant J-C., Sun Tzu rappelait dans L’Art de la guerre : « Si le prince éclairé et le général avisé défont l’ennemi chaque fois qu’il passe à l’action, si leur réalisation surpasse celle du commun, c’est grâce à l’information préalable. »[3]

L’évolution dramatique de la situation et la constatation de la nécessité du renforcement des moyens de recueil de l’information devaient conduire à aller plus loin encore dans la voie de la recherche, de la synthèse, voire de l’action. C’est ainsi que le Conseil des ministres du 15 mai 2002 créa le conseil de sécurité intérieure. Le président de la République avait chargé le ministre de l’Intérieur de présenter un décret portant création de ce conseil. Chaque terme avait été pesé, chaque mot avait une portée. À l’issue du Conseil des ministres, le service de presse de la présidence de la République diffusait le communiqué suivant : « Ce conseil a pour mission d’assurer l’impulsion de la politique de sécurité intérieure en fixant les orientations et les priorités, de coordonner cette politique, en veillant à la cohérence des actions des différents ministères, d’assurer leur évaluation et de garantir l’adéquation des moyens aux enjeux de la sécurité intérieure, à travers, notamment, les projets de loi de programme en la matière. L’importance de cette mission, qui est au cœur des priorités des Français et des actions régaliennes de l’État, justifie que le conseil de sécurité intérieure soit présidé par le président de la République, comme le conseil de défense. La composition du conseil, qui comprend le Premier ministre, le ministre chargé de la sécurité intérieure, le garde des Sceaux et le ministre de la Défense, est élargie, à titre permanent, au ministre chargé de l’Économie et des finances, au ministre chargé du Budget et à celui chargé de l’Outre-mer. Cet élargissement correspond au nouveau concept de sécurité intérieure qui, désormais, implique tous les services de l’État, et notamment les services fiscaux et les douanes. »

Le CSI se réunissait environ une fois par mois, sous la présidence de Jacques Chirac, et regroupait une quinzaine de personnalités comme Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre, Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, François Fillon, ministre des Affaires sociales, Michèle Alliot-Marie, ministre de la Défense.

 

Au printemps 2004, une mission me fut parallèlement confiée. Le Président Chirac me demanda d’assurer sa représentation en Andorre. Cette principauté représente un cas atypique en droit international : un territoire placé sous une double souveraineté héritée de l’époque médiévale. L’évêque du diocèse catalan d’Urgell et le chef de l’État français, héritier des rois de France et des comtes de Foix, y exercent une tutelle conjointe.

Pour me rendre en Andorre, je devais prendre l’avion pour Toulouse d’où une voiture me conduirait jusqu’à la principauté. Mais le voyage ne se déroula pas comme prévu : une forte tempête de neige s’abattait sur les Pyrénées orientales, les accès routiers entre la France et l’Andorre étaient fermés ! Je ne pensais pas qu’au XXIe siècle un pays d’Europe pût être inaccessible en raison de la neige… Heureusement, la tempête sembla connaître une rémission au sud et l’on me conseilla de prendre le train jusqu’à Latour-de-Carol, petite bourgade en Cerdagne française, où une voiture m’attendrait pour accéder à l’Andorre en passant par l’Espagne. Tout au long de mon mandat de représentant du coprince français, je n’eus de cesse de soutenir les demandes des Andorrans pour que les voies d’accès entre la France et la principauté soient améliorées. Si je ne parvins pas à faire évoluer les sacro-saints contrats de plan pour obtenir des travaux importants sur le dernier tronçon de la RN 20, j’obtins tout de même une meilleure coordination entre les services chargés du déneigement dans les deux pays.

Mais la préoccupation des grands élus de la principauté n’était pas là. Ils cherchaient avant tout à faire émerger une image saine de leur activité économique, et singulièrement bancaire. L’Europe soupçonnait la principauté de représenter un paradis fiscal sur le continent. Après avoir longuement parlé avec le chef du gouvernement et le président du conseil général des Vallées, il fut convenu que je rendrais compte au président de la République de la volonté qu’avaient les Andorrans de clarifier leur situation au regard du droit international.

Le coprince Jacques Chirac, avec l’accord du coprince épiscopal, demanda au gouverneur honoraire de la Banque de France, ancien directeur général du FMI, Michel Camdessus, de procéder à une étude et d’exprimer des recommandations. Ce rapport fut rendu public en décembre 2005. Il s’est attaché à décrire sans complaisance les problèmes qui ne pouvaient plus être éludés dans les domaines commercial, bancaire et financier. Le rapporteur soulignait que « le caractère encore très incomplet du dispositif de prévention, de surveillance et de répression des fraudeurs ou de leurs complices andorrans (fussent-ils en petit nombre) fait que ce pays est fréquemment montré du doigt pour son comportement au regard de la lutte anti-blanchiment ou des normes de transparence et de surveillance bancaire ».

 

Puis Nicolas Sarkozy succéda à Jacques Chirac. Il revint au nouveau président de la République de peser de toute son autorité pour aller dans le sens souhaité par la communauté internationale.

Je devins par la suite conseiller auprès du président du Sénat Christian Poncelet, ma mission consistait à faire coïncider les préoccupations du président du Sénat en matière de sécurité et les réponses qu’il exigeait dans son rôle de deuxième personnage de l’État. Poncelet avait dans ce domaine une véritable intuition forgée dans ses années de parlementaire et d’élu de terrain.

J’ai apprécié cette « haute assemblée » où se côtoient des hommes et des femmes qui vivent au pouls du pays réel. J’ai aimé cette atmosphère de respect et de courtoisie que reflétait parfaitement un homme comme Serge Vinçon, trop tôt disparu. Président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, il savait créer la confiance propice à une démarche de sécurité globale, notion moderne de la défense de la France. Durant deux ans, nous avons travaillé, lui et moi, main dans la main pour la sécurité générale.

Ce passage au palais du Luxembourg restera pour moi un moment particulier de ma vie, complétant mes riches expériences dans les « maisons du pouvoir ». En 2009, à la fin du mandat de Christian Poncelet, je me concentrai sur le conseil économique, social et environnemental, où je participai aux travaux portant sur l’ensemble des questions de société.